Vous avez dit "culture"?

Dans un journal du matin, M. Donnedieu de Vabres, réputé de « droite » et M. Marin Karmitz, réputé de « gauche », ont parlé de la « culture » (aujourd’hui complètement démonétisée). Ce dialogue est lui-même une « perle de culture » où les protagonistes parlent de tout autre chose que de ce qu’était la « culture » au sens traditionnel : du bruit médiatique fait autour de certaines œuvres.

Or la culture est toute autre chose que d’avoir entendu parler de Picasso par la télévision. Certes le rusé Malaguène fut un grand dessinateur (et un coloriste moyen) – mais qu’est-il à côté de Velasquez ! La culture vraie demeure le fait d’avoir une expérience vécue des œuvres. Selon MM. Donnedieu et Karmitz, il faut que les gens se pressent en masse aux expositions et lisent tous quelques livres (choisis par les medias). Or peu de gens y parlent d’un chef d’œuvre absolu comme Point de lendemain ; un peu plus (pour en dire parfois du mal) d’un vrai chef-d’œuvre comme La Princesse de Clèves ; les journalistes y commentent le tout venant des auteurs à la mode et de troisième zone. On dira que c’est leur rôle ; mais alors ce n’est pas un paradoxe de soutenir que la massification nuit aux grandes œuvres ; méditer devant le portrait de Bertin, d’Ingres, est essentiel ; se presser avec des cohortes de touristes ou d’enfants des écoles devant ce portrait n’est presque pas utile car la foule se contente d’écouter quelques explications anecdotiques. Peut-être, il est vrai, deux ou trois personnes ou quelques adolescents seront profondément touchés ; mais alors ils essaieront de revenir tôt le matin (quand il n’y a presque personne) pour approfondir leur sentiment devant l’œuvre.

Il en est de même pour les romans ; ce n’est pas en applaudissant le regretté Gérard Philipe qu’on peut vraiment apprécier Stendhal ; tout au plus éveillera-t-il une certaine curiosité ; l’œuvre romanesque est quelque chose qui va en profondeur par sa configuration (l’adverbe qui termine si magiquement Hérodias de Flaubert, la narration chez Tolstoï, et même « Gilliatt referma son couteau » à la fin du combat avec la pieuvre des Travailleurs de la mer, etc). Ce n’est pas en faisant la queue dans les musées ou en écoutant les commentateurs qu’on se cultivera, c’est en imposant silence aux bruits du forum, des télévisions, et en écoutant au plus profond de soi-même.

M. Donnedieu et M. Karmitz croient le contraire ; ils confondent la présentation à l’extérieur du cirque avec le saut de la mort de l’athlète sous le chapiteau. Certes il faut que le public entende parler des œuvres ; mais de là à hypnotiser les foules en suscitant des admirations stéréotypées, il y a l’abîme qui sépare le vice de la vertu.

Allons plus loin : la poésie est l’essence même de ce qu’on appelait autrefois « culture » car elle est le cri de l’homme vivant sa condition. Son existence même démontre la fausseté de la thèse de MM. Donnedieu et Karmitz. On n’imagine même pas en effet une foule de braves gens assiégeant un « musée de la poésie ». Verlaine lui-même, le plus direct des poètes, conquiert ses lecteurs un à un. Baudelaire fait fuir les foules, gardant un à un des lecteurs passionnés. Ce sont de petits groupes d’amateurs qui relisent sans cesse Du Bellay, ou Nerval, ou Fargue, ou Milosz – et bien d’autres. La vraie culture est donc une expérience existentielle. Cette vérité a même trouvé sa place dans le journal où s’expriment M. Donnedieu et M. Karmitz : on l’a lue dans un article de M. Stéphane Denis. Dans la culture, on n’entre, comme au paradis, que tout seul.

Jean José Marchand

 

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