Jean José Marchand à Florence en 2002

 

Jean José Marchand

 

Préface

Anna Lindsay

retrouvée dans les archives de Jean José Marchand, sans destinataire et n’ayant pas été retenue par l’éditeur qui la lui avait demandée.

 

 

La publication en 1933 par la baronne Constant de Rebecque (chez Plon) de la correspondance de Benjamin Constant et d’Anna Lindsay (1) fut une véritable révélation. On avait cru longtemps qu’Adolphe était lointainement inspiré par la liaison de Constant et de Madame de Staël. Mais le contraste, vraiment criant, entre la personnalité éruptive de celle-ci et la douce  Elléonore du roman avait finalement semé le doute chez les historiens de la littérature.

Fernand Baldensperger, dans un article mémorable de la Revue littérature comparée de janvier 1926, auquel nous devons toutes les précisions que l’on trouvera ici, avait révélé la vérité, qui est celle-ci : Benjamain a emprunté à sa première amante, Madame de Charrière, l’air de noblesse, le comportement aristocratique de son héroïne ; il n’a retenu de Germaine de Staël que ce trait : les aigres reproches d’une fatigante jalousie (2) ; il a repris à sa maîtresse de 1806, plus tard son épouse (fort ennuyeuse), Charlotte de Hardenberg, l’esprit romanesque ; mais pour tout le reste, la grande inspiratrice fut Anna Lindsay.

Adolphe est écrit dès 1806 mais Constant n’ose pas le publier avant de l’avoir lu au modèle ; il retarde jusqu’à la fin de 1814 cette difficile obligation et il écrit presque aussitôt dans son journal le 6 janvier 1815 : Adolphe ne m’a point brouillé avec la personne dont je craignais la susceptibilité injuste, ce qui est un véritable aveu d’identification.

Qui était donc cette Anna Lindsay, qui fut peut-être la seule femme à faire sortir, pendant quelques mois, de lui-même l’incertain et versatile Benjamin ?

Elle était irlandaise et s’appelait de son vrai nom Anna-Suzanne O’Dwyer. Son père était établi aubergiste à Calais où elle naquit en 1764 ; elle avait dix frères et sœurs. Ce milieu très pauvre l’aurait exposée à bien des dangers, si le duc et la duchesse de Fitz-James, que Louis XVI avait chargés de la tutelle des Irlandais de France (protégés spécialement depuis Louis XIV) ne l’avaient prise dans leur maison, à cause de son intelligence et de sa grâce enfantine. Elle bénéficia donc de l’éducation aristocratique, parlant et écrivant un excellent anglais et un beau français. Malheureusement la duchesse, jalouse d’une beauté qui l’éclipsait, la renvoya aux cuisines. Fort ambitieuse, la jeune fille se lança dans la seule carrière possible pour une fille pauvre et sans naissance, mais instruite et belle, celle de demi-castor – gardant les apparences, mais entretenue par un familier des Fitz-James, Monsieur de Conflans. Julie Talma, l’épouse séparée de l’illustre comédien, une des femmes les plus spirituelles de son temps (3) jugera plus tard ses « entreteneurs » : Conflans était si médiocre, malgré sa réputation, Auguste (de Lamoignon) est si pitoyable que vous jugez combien d’idées fausses on a fait entrer dans cette tête, si bien faite pour contenir ce qu’il y avait de plus sage et de plus élevé. Entre Conflans et Lamoignon, Anna avait cru sortir définitivement de sa condition, humiliante même dans une société infiniment plus libre que la société bourgeoise des années 1830-1914, car dès l’âge de dix neuf ans, elle avait rencontré un jeune Ecossais, du clan des Drummond, traditionnellement attaché aux Stuart, mais cependant officier anglais. Ce personnage l’enleva et, par une péripétie digne de Richardson, contracta avec elle un mariage secret sous le nom de Lindsay, prétendant forcer ainsi la main de ses parents. Fernand Baldensperger qui a retrouvé le livre de comptes d’Anna a révélé que c’est elle qui régla le 17 juillet 1786, les deux alliances… En 1788, naquit Charles Lindsay. En 1789, le prétendu Lindsay perdit son père, hérita de sa fortune, revint en Grande-Bretagne et se maria avec une femme de la haute aristocratie anglaise.

La malheureuse Anna, seule avec son fils, avait été obligée de chercher un nouveau protecteur. Elle le trouva finalement en la personne d’Auguste de Lamoignon, l’un des trois héritiers d’un très grand nom, qui venait de divorcer. Mais la Révolution commençait et Lamoignon dut s’enfuir dès 1792. Anna Lindsay non seulement le suivit à Londres mais devint une figure marquante de l’émigration. Tous ces gens titrés qui auparavant ne la recevaient pas devinrent des habitués de son salon. Grâce à sa nationalité, elle put revenir plusieurs fois en France, servant d’émissaire et, comme nous dirions aujourd’hui, de « boîte à lettres ». Elle eut en Angleterre un autre fils puis une fille à son retour en France, reconnue par Lamoignon.

Elle lisait beaucoup, non seulement les classiques mais surtout les poètes anglais. Son inventaire après décès, retrouvé chez le notaire par Baldensperger, comporte une admirable bibliothèque qu’elle n’avait cessé d’accroître et de transporter à travers toutes les pérégrinations. Elle traduisit en français un roman anglais dans le goût pompéien de l’époque, Flaminius, de Miss Cornelia Knight, fille de l’amiral Knight, roman qu’aimait lire particulièrement Chateaubriand.

Anna rentra en France dès la fin du Directoire et fit l’impossible, malgré les perquisitions et les menaces de mort (le complot royaliste contre la République faillit réussir), pour le retour de ses amis émigrés. Finalement, elle obtint de Fouché celui de Chateaubriand et celui de Madame d’Aguesseau, sœur de Lamoignon, allant elle-même les accueillir à Calais (Chateaubriand, qui la trouve un peu brutale, rend hommage à son caractère et à sa fidélité). Lamoignon, de nouveau à Paris, tenta de se rapprocher de son ancienne femme, qui possédait une grande fortune. Cependant, les anciens émigrés continuaient à fréquenter son salon, où se retrouvèrent les ennemis et les partisans du Consulat (18 Brumaire : 9 novembre 1799). C’est à ce moment qu’elle fréquenta Julie Talma, dont les opinions politiques étaient à l’opposé des siennes, mais qui sera son amie, sa confidente, jusqu’à la mort de Julie en 1805. Le salon de cette dernière est devenu l’un des lieux de réunions des membres du Tribunat, donc des hommes de Bonaparte – et c’est là qu’Anna rencontre Benjamin Constant, en octobre 1800.

Anna était fatiguée de son Lamoignon, assez pauvre sire, pour envisager de récupérer une fortune en abandonnant ses enfants, c’était la deuxième fois qu’on profitait de sa naïveté, de son dévouement – et un psychologue montrerait peut-être que ce n’est pas par hasard qu’elle se mettait toujours dans la même situation. Elle avait été exemplairement fidèle à cet homme et avait géré en bonne bourgeoise l’argent et les intérêts de son médiocre compagnon. Or il était en voyage. Elle subit l’assaut de Benjamin qui lui envoyait des lettres brûlantes, qu’elle conservera toutes (4). Dès novembre, elle se donne, comme en fait foi un des billets que Constant n’a pas détruits.

 

Il avait trois ans de moins qu’elle et il n’est pas exclu que cet amour fou soit en partie déterminé par cela. Avec un personnage aussi compliqué que lui, aucune hypothèse ne doit être refusée.

 

La baronne Constant de Rebecque, à qui nous devons la publication des lettres, prétendait il y a cinquante ans que jamais Constant n’aurait voulu se « mésallier ». C’est là lui prêter un manque d’intelligence ; or, lâche et cynique, tant qu’on voudra, Constant ne fut jamais bête. Il semble établi qu’il a voulu se marier avec Anna ; mais il était trop faible pour résister à Madame de Staël, il eut l’audace de l’écrire à Anna elle-même : il faut attendre que nous puissions nous revoir sans blesser aucun être qui soit en droit d’attendre de nous que nous lui évitions de la peine. » La peine c’est à Anna Lindsay qu’il la faisait, car il suffit d’évoquer la longue théorie d’amants de Madame de Staël (plus nombreux en définitive que ceux du demi-castor Anna), pour comprendre le caractère fallacieux de cet « argument » sentimental. La vérité est qu’il avait peur de la frigide « Minette » (de Staël) alors qu’Anna lui semblait à la fois amante et mère miséricordieuse. C’est ce qui explique une extraordinaire attitude qui pourrait passer pour de la duplicité si elle n’était de l’égoïsme. Il veut la faire rompre avec Lamoignon, alors que lui-même est redevenu le jouet de Madame de Staël. Constant est comme un enfant mal élevé, avec une intelligence prodigieuse et un manque de distinction caractérisé qui lui fera écrire avec effronterie à Anna : A quelque résolution que je puisse vous pousser, ce ne serait jamais moi que le public condamnerait sévèrement.  (Lettre du 27 mai 1801). Infecte habileté de politicien ! Ce serait vrai d’un personnage moins complexe que Benjamin. La vérité est qu’il analyse supérieurement la situation, et qu’il est incapable de résister à toute prise de position comminatoire, aussi bien de Napoléon que d’une virago un peu hommasse. (5)  On le verra changer d’idée du tout au tout en cent jours, incapable de dire non. Le Journal intime cet extraordinaire document, le plus lucide et le plus terrible pour son auteur qu’on ait jamais vu, nous le montre changeant d’avis en quelques heures. Il écrit à propos d’Anna : Ma vie n’est au fond nulle part qu’en moi-même. Je la laisse prendre, j’en livre les dehors à qui veut s’en emparer. J’ai tort, car cela m’enlève du temps et des forces.

 

Quant à Anna, sa position était d’autant plus difficile qu’elle venait de se mettre pour la troisième fois dans la situation de se voir préférer une autre femme. Cette fois, elle semblait un peu mieux assurée. Benjamin avait cessé ses rapports intimes décevants avec Madame de Staël, il adjurait celle-ci de se contenter de son amitié, de ne le point persécuter avec sa fatigante possessivité. Au contraire, bien des années encore, Anna restera belle et désirable. Nous en avons la preuve dans le Journal intime du 24 octobre 1814 où il envisage de renouer avec elle, qui a cinquante ans, parce qu’il ne veut plus voir Madame Récamier (dont on peut penser qu’elle avait des raisons physiologiques de refuser les soupirants et qui était, à mon point de vue, une mondaine intrigante dont, seule, l’extraordinaire beauté fit illusion aux hommes les plus remarquables de son époque). 

 

Comme on le verra, les lettres des deux amants sont souvent écrites en anglais. Benjamin Constant, Européen et Français d’occasion, parlait et écrivait aussi bien l’allemand et l’anglais que le français (alors que Madame de Staël écrivit un livre sur l’Allemagne sans connaître l’allemand, se fiant à Schlegel, et à quelques autres !) Ces lettres appartenaient à la famille et nous avons repris le texte de l’édition de la baronne Constant de Rebecque, qui avait joint quelques lettres de Julie Talma, éclairant singulièrement la courbe de cet amour. Au début de 1801, Julie Talma estime que la présence de Mrs Lindsay ôte à Benjamin le sens commun. Mais dès le 20 mai, Anna commence à comprendre à qui elle a affaire : Je le méprise et je l’adore écrit-elle à Julie, et le 5 septembre c’est à lui qu’elle écrit : Faible, incertain, inconséquent, faux, vous m’avez crue digne d’être trompée avec art et vous m’avez torturée depuis six mois comme si de faire le mal était le seul genre de bonheur dont votre âme fut susceptible… C’était de l’amour que j’attendais, vous n’en pouviez avoir. Il fallait être franc. Le reste n’est que bavardage vulgaire. Adieu.

L’affaire traînera cependant des années à cause de la passion d’Anna. Julie Talma, bon juge, écrit à Benjamin : En qualité de garçon, je vous aime, en qualité de femme je vous déteste.

Car Constant continue à écrire à Anna alors qu’il vient de proposer le mariage à Madame de Staël (qui refuse). Et Anna consent, par faiblesse, à redevenir sa maitresse un court moment juste avant qu’il continue à suivre son tyran Minette en Allemagne. Elle le reverra cependant à son retour car elle continuait à l’aimer ; comme on lit dans le Journal intime. Constant écrivait le 28 juillet 1804 : Une des sottises que ma liaison avec Minette m’a empêché de faire. Sans elle, il est presque sûr que je me serais trouvé chargé de cette femme et de ses deux enfants. J’aurais bouleversé sa vie et je me serais cru condamné par devoir à la soigner. Fortune, indépendance, tout aurait été perdu. Il faut considérer les avantages de mes liens aussi bien que leurs inconvénients. (sic). Et voici le jugement de Constant sur Anna : Elle a une grande noblesse de caractère, une grande justesse d’esprit. Mais elle a peu de finesse, peu de variété, des préjugés qu’elle a adoptés pour un motif généreux en sens inverse de son intérêt (sic) et une fougue et une minutie dans les détails de ménage qui en font un vrai démon domestique. C’est peut être la femme qui m’a le plus aimé et c’est une de celles qui m’ont rendu le plus malheureux. Mais je lui dois d’avoir connu dans une femme tout le délice de l’amour physique et moral.

 

Auguste Lamoignon, qui supporta tout cela tant que ses enfants furent jeunes, en faisant d’ailleurs des scènes de jalousie, devait profiter du retour de Louis XVIII pour se séparer d’Anna complètement. Elle avait hérité de Julie Talma en 1805 ce qui était peu de chose après les dilapidations de Talma, mais lui procurait de quoi vivre. Elle resta à Paris jusqu’en 1816. Très malade, elle vécut encore quatre ans, en garni, avec une seule servante, à Angoulême. Elle devait léguer ses biens à un ultime amant, un nobliau angoumoisin. Son fils, Charles Lindsay-O’Dwyer, lieutenant en 1806, participa glorieusement à la campagne de Russie et en revint couvert de décorations ; persécuté à la Restauration par le clan réactionnaire qui se méfiait de l’armée, suspecté d’idées « de gauche » , il se retira en Lot-et-Garonne et je ne sais s’il y fit souche. Le petit Lamoignon-Lindsay, qui se trouvait, par son père, cousin de Molé, ne dut qu’à la protection du comte Molé, d’être envoyé à Pondichery, « à la colonie », lieu de relégation dorée des mauvais sujets de la classe dirigeante. Quant à la fille, je suppose qu’on la maria ? Les renseignements manquent.

 

Nous ne connaissons pas les traits d’Anna Lindsay ; on sait qu’elle était d’un blond tirant sur l’auburn ; Baldensperger croit que Romney, pilier du salon de Lady Hamilton, la maîtresse de Nelson, l’avait peinte vers 1799 ; elle se trouverait donc parmi ses admirables portraits de femmes inconnues, conservés par les musées anglais.

 

  1. extraite des archives familiales.
  2. bien qu’Alfred Fabre-Luce ait tenté de défendre la thèse Staël, insoutenable à mon avis.
  3. c’est elle qui est l’auteur de fausses « lettres de Ninon de Lenclos » et l’ariette inoubliée :
    Le temps fait passer l’amour
    L’amour fait passer le temps
    Son salon républicain était girondin, bien que Marat en fût un moment le plus bel ornement. Talma mangea la plus grande partie de sa fortune (elle avait 40.000 livres de rente) et la laissa seule avec deux enfants.
  4.   nous n’en possédons la plupart que parce qu’elle les lui recopia au cours des orageuses discussions qui les séparèrent. Constant y avait épinglé quelques lettres d’Anna, celles qu’on lira plus loin.
  5. N’oublions pas cependant que, bien plus tard, après une discussion avec la jeune Albertine, future Madame de Broglie et ancêtre d’une longue lignée d’une exceptionnelle intelligence, il lui dira : Mais je suis votre père !  Le souci de voir sa fille, née en 1796, l’attachait-il donc à Germaine de Staël ? On ne sait.                                                                                

 

 

 

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