Jean José Marchand sur la tombe de Roland Barthes en 2008

 

Jean José Marchand

 

Texte inédit de Jean José Marchand sur Roland Barthes après son entretien pour les Archives du XXe siècle les 23 et 24 novembre 1970 et 14 mai 1971

 

J’étais vraiment curieux de connaître Roland Barthes dont je n’avais lu à fond que  Le degré zéro de l’écriture, et Mythologies, qui m’avait beaucoup intéressé, et surtout le Michelet, celui de ses livres que je préférais et que je préfère toujours. 

Vêtu d’une veste rouge, tricotée par sa mère, il nous reçut à l’étage supérieur de l’appartement où vivait celle-ci, dont il n’était séparé que par une trappe. Il rassurait par son aspect bon garçon de la bourgeoisie et sa gentillesse, mais il m’inquiétait un peu par un air faussement prétentieux, dont on s’apercevait vite qu’il n’était qu’un manque de confiance en soi. J’en eus la confirmation lors d’un incident de tournage. Il n’avait accepté l’interview qu’à condition que je lui soumette le questionnaire, dont j’avais confié la rédaction, sur son conseil, à l’un de ses disciples, Jean Thibaudeau.  Au cours de l’entretien, j’eus le malheur de demander une précision : si une de ses thèses avait un rapport avec Kant. Il interrompit aussitôt le tournage, fort en colère, me rappelant ma promesse. Or ma question ne dépassait pas le niveau de la licence de philosophie. Il avait craint de perdre pied. Mais le lendemain il s’était habitué à moi, avait compris que je cherchais à le servir, non à le dénigrer comme à l’époque certains journalistes et il accepta, pendant la dernière demi-heure, que je lui pose des questions qui sortaient de sa doctrine, en particulier sur la mort, qui est à l’œuvre dans le langage ; il conclut en disant : « la mort c’est la seule chose qui soit en dehors du langage ». 

J’avais eu la chance de le saisir juste au moment où avec l’Empire des signes (livre paradoxal où il caricature presque sa propre théorie) il allait devenir célèbre auprès des dames, et voir se presser à son cours ces précieuses qui avaient encombré Bergson et Lacan de leurs acclamations incompétentes. Il allait vivre encore près de vingt ans, devenir très « lancé », mondain le jour, pédéraste la nuit ; il abandonnera presque sa doctrine pour une autre plus proche de Stendhal et de Jules Lemaître, le « plaisir du texte ». Aussi mon interview suscita-t-elle, quand elle fut diffusée en intégrale après sa mort au Centre Pompidou, des mouvements divers, les vieux amis le reconnaissant tel qu’il avait été et la nouvelle génération assez surprise de ce structuralisme là, qui ne ressemblait guère aux livres alors en vogue du nouveau Michel Foucault (qui lui-même bien différent de celui des Mots et les choses, encore assez structuraliste).

Je ne fus guère surpris de cette évolution. Quelle différence en effet, avec Levi-Strauss ! Levi-Strauss, le vrai père du structuralisme français, influencé par Jakobson, était un homme de science devenu par les hasards de la vie un très grand styliste, qui durera autant que la littérature française – un père comme Benjamin Constant se voulant un historien des religions et un philosophe politique, et devenu le très grand écrivain que nous admirons grâce au Journal intime  et à Adolphe. Barthes était avant tout un littérateur, égaré dans une science mort-née la « sémiologie », dont il a donné des exemples très amusants dans ses Mythologies, devenu d’un ennui terrible chez des gens respectables, comme Gérard Genette, Christian Metz, dont les thèses sur le cinéma me parurent contraires au plaisir que j’ai toujours pris au cinéma, Tzetan Todorov, plus tard évadé de cette forteresse intellectuelle, Glucksmann, dont Dominique de Roux m’avait fait un vif éloge, transformé ensuite en une sorte de Julien Benda-bis, poussant à la « guerre pour la paix ». 

Barthes n’avait en réalité aucune profonde fidélité ; c’est ce qui fait son charme,  auquel ses lecteurs sont restés sensibles. De toutes choses il ne retenait que ce qui pouvait l’ « accroître »au sens que Barrès donnait à ce mot. Il était le contraire de Sartre qui voulait tout plier à sa doctrine et a fini en l’appliquant interminablement au pauvre Flaubert. 

Le plus curieux est que l’image que donnait Barthes de lui-même était celle d’un sociologue marxiste pour le grand public alors qu’il était comme Stendhal et le premier Barrès : l’homme le plus attentif, le plus charmant, le plus littérateur, dans le mauvais sens du terme – un  vrai séducteur. 

Je n’ai plus revu Barthes après qu’il soit allé avec Sollers, Kristeva, Pleynet en Chine. Pour moi Mao, dont j’avais lu le petit livre rouge, était un assassin idiot, le bourreau de son peuple. Je n’aurais pas supporté de voir un petit maître charmant comme lui faire des volutes et des jeux d’esprit à propos des massacres. Je le regrette maintenant, car je suis persuadé qu’il n’était pas dupe de la sottise, ainsi que le montre Roland Barthes par lui-même.  

 

   

  

 

 

 

 

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