Jean José Marchand à Saint-Mandé en 1990

 

Jean José Marchand

 

Plus tard (extrait), les éditions du petit mot à Saint-Mandé 2013

 

Après la mort de mon père, ma mère continuera jusqu’à la guerre son abonnement au Temps.

C’est ainsi que je lus plus attentivement qu’avant 1936, la chronique littéraire d’André Thérive. Je me sentais assez loin de ses jugements sauf quand il faisait l’éloge d’un poète allemand, Christian Morgenstern, contemporain d’Apollinaire et de la guerre de 1914. Mais c’est lui qui fut le premier à saluer dans les colonnes du Temps la publication de La Nausée en 1938.

A vrai dire le nom de Jean Paul Sartre ne m’était pas inconnu, je l’avais découvert dans le lot de la revue Bifur, qui se trouvait en octobre 1937 en solde pour quelques francs (le moindre roman valait 15 francs de l’époque) chez Gibert, exposé sous un petit auvent, à la pluie. J’y avais lu pour la deuxième fois Heidegger, assorti d’un commentaire assez bêta (l’auteur anonyme ne comprenait pas l’effort de Heidegger pour aller au de-là de la phénoménologie), Kafka, dont parlait aussi la NRF et Joyce, l’un des saints patrons de l’avant-garde européenne. Or il y avait aussi un petit texte signé Jean Paul Sartre, qui me parut bien faible, dans une langue artificielle dont Sartre n’était pas encore dégagé (1).

La Nausée fut pour moi un nouveau coup de tonnerre ; le contenu m’en laissa presque haletant ; je m’assis sur un banc du boulevard Saint-Michel et je lus page après page, sans pouvoir m’en détacher ; je ne comprenais pas tout mais les phrases me sautaient à la figure ; je riais nerveusement à la lecture des conversations avec l’autodidacte ; j’éprouvais douloureusement que ce pauvre con c’était moi, l’homme qui lisait tout à la bibliothèque, devenant peu à peu une sorte de fœtus d’encyclopédie.

Je commençais à comprendre la chose la plus difficile en même temps que la plus facile du monde, mon existence. J’étais cette monstrueuse racine d’arbre que l’esprit n’arrive pas à justifier. Les gens qui marchaient placidement sur le boulevard, c’étaient les promeneurs du dimanche à Bouville ; la mélodie qui sort d’un vieux phonographe, chantée par un nègre des bas-fonds de Harlem, retentissait en moi comme venue du fond d’une mémoire oubliée ; et l’échec du héros auprès d’Annie sa maîtresse, c’était mes vaines tentatives auprès des pimbêches de mon entourage. Il n’y a que les instants privilégiés, cette curieuse incursion du bergsonisme en action dans le récit, qui me restaient difficilement compréhensibles. Ce n’est que beaucoup plus tard que je compris qu’il s’agit d’une sorte de transfiguration, celle qu’on éprouve après une épreuve sportive ou ce que j’ai senti après avoir réussi (ou cru réussir) un poème, ou encore ce que Wagner a dû [éprouver] quand il termina en rêve L’Enchantement du Vendredi Saint. Ce n’était que beaucoup plus tard, en lisant Schopenhauer, que j’ai senti à nouveau ce sentiment de révélation. Mais Schopenhauer était mal vu de ma génération imbécile. Déjà on commençait à ne jurer que par Hegel, curieusement redécouvert à travers Marx, Engels et surtout Lénine, dont certaines revues marxistes exaltaient étrangement l’hégélianisme, en partie réel d’ailleurs.

A l’époque, je comprenais mal la sourde opposition qui existait entre ce courant (Lefebvre Guterman) et les tenants d’une vision plus matérialiste et surtout économique de la lutte des classes. D’ailleurs à la suite d’une séance mémorable pour nous deux à Belleville, Pitts et moi nous étions détournés du parti communiste, ayant été éjectés presque tout de suite des jeunesses communistes. Mais les Morceaux choisis de Marx que publia Gallimard à cette époque nous ramenaient irrésistiblement vers l’hégélianisme. J’avais beau lire dans Jean Grenier, l’un des collaborateurs réguliers de la NRF, que « les temps modernes sont voués à Hegel comme ils sont voués au cancer », je subissais le prestige d’un auteur que je ne devais lire que plus tard dans la France occupée.

 

(1) La légende de la Vérité

 

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